Danser jusqu’à en mourir! Les étranges épidémies de danse

Introduction

Au temps médiéval et pendant la renaissance, l’Europe a connu plusieurs épidémies de danse mortelles, aux cours desquelles les gens dansaient, et dansaient, sans pouvoir s’arrêter. Des hommes et des femmes tout à fait normaux se mettaient à danser de façon incontrolable, et ne s’arrêtaient ni pour dormir, ni pour manger. Ils dansaient ainsi pendant des jours, au point où certains danseurs mouraient d’épuisement ou de déshydratation.

Cette impulsion à danser semblait être contagieuse, puisque certaines personnes qui assistaient au « spectacle » étaient frappées de la même folie et se joignaient à la danse.

Les mouvements des danseurs étaient incontrôlés: certains dansaient si violemment qu’ils se brisaient des côtes. D’autres tombaient par terre d’épuisement, et restaient ainsi jusqu’à ce qu’ils trouvent la force de se relever pour continuer à danser. 

Une danse douloureuse

Certains auteurs les comparent aux « rave partys » modernes. Cette comparaison peut induire le lecteur en erreur, laissant penser que les épidémies de danse étaient agréables. Il faut comprendre que les gens atteints de cette étrange maladie n’appréciaient pas la danse qu’ils faisaient, ne choisissaient pas d’y participer et n’y prenaient aucun plaisir; au contraire, ils se tordaient de douleur, appelaient à l’aide, imploraient la pitié.

Ce phénomène insolite, qui n’existe plus de nos jours, a connu des épisodes pendant des siècles, et demeure encore inexpliqué.

Plusieurs appellations

Le phénomène porte plusieurs noms:

  • épidémie de danse,
  • manie dansante,
  • peste dansante,
  • folie dansante,
  • chorée, ou choréomanie,
  • danse de Saint-Guy, en l’honneur du saint patron qui, selon les croyances, était à l’origine de la maladie et pouvait aider à la soigner (Saint Vitus en Anglais),
  • dans le même ordre d’idée: danse de Saint-Jean, en référence à Saint-Jean-Baptiste.
Détail d'une gravure (1642) par Hendrik Hondius, d'après l'illustration (1564) par Pieter Bruegel l'Ancien d'une épidémie de danse s'étant produite à Molenbeek cette année-là.
On voit que les danseurs, qu'on aidait à se tenir, ne prenaient pas plaisir à la danse, mais semblaient torturés.

Une période précise de l'histoire

Les premiers épisodes connus de manie dansante ont eu lieu au 7ème siècle, et cette étrange affliction est ensuite réapparue de nombreuses fois à travers l’Europe jusqu’au 17ème siècle. À Madagascar, ces épidémies ont eu lieu jusqu’au 19ème siècle.

Il est surprenant, pour nous qui ne connaissons pas ce genre de phénomène de notre vivant, de se rendre compte que ces événements n’étaient pas si rares à l’époque, et que les documents historiques en rapportent un grand nombre.

Quand la légende s'en mêle

Les mentions les plus anciennes de ces manies dansantes nous parviennent entremêlées de légendes. Ainsi, on raconte qu’en 1020 (ou 1021), dans une petite ville d’Allemagne, des paysans auraient troublé la messe de Noël en chantant et dansant devant l’église. Le prêtre, furieux, les aurait maudits et condamnés à danser sans arrêt pendant un an. 

Les chroniques de l’époque racontent aussi qu’en 1237, en Allemagne, plus d’une centaine d’enfants auraient dansé et sauté sur 20 km, de Erfurt à Arnstadt. À leur arrivée, ils seraient tombés par terre d’épuisement, et plusieurs seraient morts. Ceux qui auraient survécu seraient restés affectés, pour le reste de leur vie, par des tremblements. Cet événement serait-il à l’origine de la légende du joueur de flûte de Hamelin?

Paysans dansant devant l'église à Kölbigk, par Johann Ludwig Gottfried

Enfin, on dit qu’en 1247 (ou 1278), à Maastricht aux Pays-Bas, 200 personnes auraient dansé sur un pont jusqu’à ce qu’il s’écroule. Presque tous les danseurs auraient péri, noyés.

Épidémies de manie dansante

La première fois qu’une épidémie de danse atteint une grande ampleur, fut en 1374. Elle débuta à Aix-la-Chapelle, en Allemagne, et se répandit dans plusieurs villes aux alentours, à travers l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse et l’Italie. Des milliers de personne ont dansé pendant des semaines, mangeant et dormant à peine. Plusieurs sources de l’époque mentionnent que les danseurs semblaient souffrir terriblement, et qu’ils étaient pris de visions cauchemardesques. L’épidémie a continué à se répandre pendant quelques années. Les grandes villes le long du Rhin ont connu plusieurs épisodes de la peste dansante au cours de ces années.  

Photo: Max Ferrars

Particularités

Parfois, les danseurs voyageaient d’une ville à l’autre, et certains spectateurs les accompagnaient. Ce fut le cas en 1463, lorsque des danseurs partirent de Saint-Jean-de-Bassel en France pour se rendre à Obernai, où d’autres personnes attrapèrent la « maladie ».

Dans certains cas, les « malades dansants » faisaient une rechute à chaque année, à la même date. C’était le cas d’un groupe de femmes qui visitait la chapelle dédiée à Saint-Guy à Drefelhausen, à chaque mois de Mai. Elles y dansaient jusqu’à épuisement, et tombaient parfois en extase. Puis, la danse terminée, elles se relevaient et se sentaient soulagées d’un poids. Elles retournaient à leurs vies normales, jusqu’au mois de Mai suivant.

Bien que la manie dansante pouvait frapper tout le monde, quel que soit l’âge, la situation ou la profession, il arrivait que seule une tranche de la population soit atteinte lors d’un épisode. Ainsi, en 1536 à Bâle en Suisse, seuls des enfants dansaient.

La maladie était contagieuse, et se propageait sans que l’on comprenne vraiment pourquoi, mais il arrivait qu’une seule personne danse sans qu’elle n’infecte les autres. Par exemple, en 1428 à Schaffhausen, un moine dansa seul, jusqu’à ce qu’il en meure.

L'épidémie de danse de 1518, Strasbourg, France

Parmi les épidémies de manie dansante les mieux documentées, notons celle de 1518, à Strasbourg. Elle a débuté en Juillet de cette année-là, alors qu’en plein jour, une femme s’est mise à danser dans les rues. Il n’y avait pas de musique, et aucune expression de joie ne pouvait être vue sur son visage. On aurait dit qu’elle était incapable d’arrêter sa frénésie. Puis, une personne s’est jointe à elle, et au bout d’une semaine, 30 personnes dansaient dans les rues. Au bout d’un mois, le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants qui dansaient sans pouvoir se contrôler s’élevait à plus de 400.

Lorsqu’il se mit à y avoir des morts parmi les danseurs, certains succombant d’épuisement ou d’arrêt du coeur, les autorités médicales décidèrent d’intervenir: elles déclarèrent que le meilleur remède contre cette maladie était d’encourager la danse; ils appelèrent donc des musiciens. Des douzaines de joueurs de flûtes, de tambours et de violons furent payés pour jouer, et les gens qui n’étaient pas atteints de la manie dansante étaient encouragés à danser, afin d’aider les malades.

On espérait ainsi pouvoir, graduellement, ralentir le rythme de la danse jusqu’à le faire cesser. Mais cette tactique ne porta pas fruit, bien au contraire. Le nombre de « malades dansants » s’accrut. 

Puis, une autre méthode fut mise sur pied: on interdit le jeu et la prostitution, pensant que les mauvaises moeurs pouvaient être à l’origine de l’affliction. Mais encore une fois, rien ne changea.

Kermesse de Saint-Georges avec Danse autour de l'Arbre de Mai par
Pieter Brueghel le Jeune, Public domain, via Wikimedia Commons

Pensant que Saint-Guy pouvait être derrière tout ça, on envoya les malades, par voitures attelées, faire un pélerinage vers le sanctuaire de Saint-Guy du Holenstein. Trois grandes messes furent dites sur place. Sur le coup, on eut l’impression que la folie dansante se calmait. Le Magistrat de Strasbourg affirma même que l’épidémie était terminée. Pourtant, quelques jours plus tard, la folie reprit.

On procéda ensuite à une autre approche: les danses publiques furent interdites. On demanda aux gens de s’occuper des malades chez eux, et de ne pas les laisser danser dans les rues. 

L’épidémie s’est terminée en Septembre de la même année, sans que les autorités soient vraiment sûres de ce qui avait causé son extinction. En tout, elle aura provoqué plusieurs centaines de morts. Le nombre exact est inconnu.

Épidémie de danse de 1863, Madagascar

Bien que Madagascar avait déjà connu de petits épisodes de manie dansante avant 1863, c’est cette année-là que se produisit la plus grosse vague. Le pays traversait alors une période de changements socio-politiques dramatiques, enclenchés par le nouveau monarque qui ouvrait grand la porte aux Européens, tout en méprisant ouvertement les traditions de son propre pays.

Les danseurs

L’épidémie de danse de 1863 débuta par de petits groupes de 2 ou 3 personnes, qui pouvaient être vus dansant sur les places publiques de la capitale. Rapidement, de nouveaux danseurs se joignirent à eux, et bientôt, ils se comptaient par centaines. On dénombra entre 700 et 800 personnes infectées dans la capitale, et dans la province centrale, on compta plusieurs milliers de danseurs.

Il fut noté qu’environ trois quarts des danseurs étaient des femmes entre 14 et 25 ans. Les classes sociales les plus pauvres étaient les plus affectées, et les chrétiens n’étaient pas du tout sensible à cette affliction, peut-être parce que le changement social en cours les favorisait.

Photo prise à Madagascar en 1909

La danse

Le Dr Andrew Davidson, un médecin Écossais qui a pu observer l’épidémie en personne, a noté que les premiers symptômes des individus affectés étaient souvent une douleur au coeur, ou une raideur dans le cou, accompagnées d’une grande nervosité. Dans cet état de surexcitement, il suffisait aux malades d’un stimulus, comme de la musique ou des chants, pour qu’ils se lèvent et se mettent à danser incontrôlablement.

Ils dansaient pendant des heures à un rythme rapide, bougeant la tête d’un côté à l’autre, et les mains de haut en bas. Parfois, leurs mouvements ressemblaient plus à des sauts qu’à de la danse. Ils ne participaient pas aux chants, et semblaient ne pas prêter attention à ce qui les entouraient. Des musiciens les accompagnaient sur plusieurs instruments, surtout au tambour. La danse suivait le rythme rapide de la musique, et ça ne semblait jamais assez rapide pour les danseurs.

Certaines personnes affectées expliquaient ressentir qu’un poids lourd les traînaient vers le bas, ou qu’un corps mort les empêchait d’avancer et qu’ils essayaient de s’en défaire en bougeant, mais n’y parvenaient pas.

Les danseurs démontraient une endurance hors du commun, et dansaient jusqu’à en épuiser les musiciens, qui devaient se relayer pour que la musique soit continue. Lorsque les danseurs tombaient d’épuisement et étaient ramenés à la maison, ils étaient très sensibles à une rechute. En effet, dès qu’ils entendaient à nouveau de la musique ou qu’ils voyaient quelqu’un danser, ils se relevaient et recommençaient leur danse.

Le Dr. Andrew Davidson note que, même si on peut croire que certains danseurs aient feint l’affection sans en être vraiment atteint, cette imposture se révélerait pratiquement impossible à faire à cause de la très grande endurance physique qu’exigeait cette danse.

La fin d'une maladie

Après ses observations, le Dr Davidson suggéra à la population d’isoler les danseurs et d’éviter que de la musique soit jouée sur les places publiques. Cet isolement suffit à guérir graduellement la population de cette épidémie.

Durant les années qui ont suivi, de petits épisodes de danse eurent lieu, mais sans grande ampleur.

Un phénomène semblable: Le tarentisme en Italie

Un phénomène similaire a débuté en Italie au 11ème siècle: le tarentisme (ou tarentulisme). On croyait, dans cette région du monde, que seule la danse pouvait soigner une personne qui avait été mordue par une certaine araignée (Lycosa tarantula) afin de séparer le venin du sang. 

La personne mordue tombait d’abord dans un état léthargique. Une musique particulière était alors jouée (tarentelle ou pizzica tarantata), et le « malade » se mettait tranquillement à danser. Couché sur le dos, il commençait par bouger les pieds, et petit à petit, il se relevait. Une fois debout, il sautait, virevoltait, battait des pieds sur le sol, et faisait tournoyer sa tête d’un côté à l’autre, le tout accompagné de soupirs répétés qui suivaient la cadence de la musique. 

Rapidement, d’autres personnes se joignaient à lui dans la danse, croyant, en entendant la musique, que leurs anciennes morsures étaient réactivées. La danse pouvait durer des heures, et parfois des jours. Les danseurs expérimentaient toute une gamme d’émotions et de comportements qui allaient bien au-delà de la danse. Ils tremblaient, riaient, pleuraient, vomissaient, étaient pris de maux de tête et de convulsions, et souffraient terriblement.

Afin de ne pas interrompre le flux musical, les musiciens devaient se relayer entre eux. En effet, on croyait que la musique était le seul remède au venin de cette araignée. On disait même que s’il n’y avait pas de musique pour le faire danser, le malade finissait par en mourir. (Le venin de cette araignée est en fait innofensif pour l’humain.)

De nos jours, le tarentisme est encore dansé dans le Sud de l’Italie afin de garder vivante leur culture locale. La danse n’est plus exécutée pour la guérison, mais en tant que spectacle.

Dans cette vidéo, Stella Grande e Anime Bianche font une démonstration du tarentisme devant un public. 

Le tarentisme, qui s’est éteint de lui-même vers les années 1950, a beaucoup de points communs avec les épidémies de danse, au point ou certains chercheurs les considèrent comme un seul et même phénomène.

Hypothèses pour expliquer les épidémies de danse

On ne sait pas pourquoi de telles épidémies commençaient, ni pourquoi elles arrêtaient. On sait toutefois que le point de vue de l’époque sur la question était bien différent de celui d’aujourd’hui.

Hypothèses de l'époque

Voici plusieurs théories avancées au fil des siècles pour tenter de percer le mystère des manies dansantes: 

  • À l’époque, on croyait que la plupart des maladies étaient des punitions divines. Il en allait de même pour les manies dansantes.
  • Lorsqu’une épidémie frappait une population, les gens se ruaient vers les sanctuaires dédiés aux saints afin de leur demander une intervention miraculeuse. Dans le cas des manies dansantes, les gens priaient Saint-Guy (en anglais: Saint Vitus). Étrangement, on croyait que le saint patron était non seulement le remède, mais aussi la cause de la manie dansante. En effet, on disait que cette danse était une forme d’extase religieuse dans laquelle on pouvait tomber en vénérant Saint-Guy. 
  • Les manies dansantes étaient parfois attribuées au diable, et plusieurs exorcismes ont eu lieu pour tenter de guérir les danseurs. En 1507, en Espagne, des femmes furent brûlées vives pour avoir dansé sans pouvoir se contrôler.
  • Plusieurs physiciens du Moyen-Âge attribuaient ces épisodes aux danseurs qui avaient « le sang chaud ». Ils disaient que c’était une maladie tout-à-fait naturelle, qui venait avec la chaleur de l’été.
  • D’autres physiciens associaient plutôt l’origine des danses à la conjoncture astrale qui pouvait être vue dans le ciel à ce moment-là.
  • Le physicien et alchimiste Suisse Paracelse a avancé la théorie que les femmes initiaient cette danse afin d’embêter leur mari. Stimulées par des pensées « libres, obscènes et impertinentes », elles feignaient de ne pouvoir contrôler leurs mouvements, sautant et dansant afin de déplaire à leur époux.
  • Finalement, certains croyaient que les danses n’étaient qu’une mise en scène. Selon eux, les danseurs appartenaient à un culte hérétique défendu, et ils avaient trouvé moyen de performer leur danse rituelle en feignaient cette maladie. 

Point de vue moderne sur les épidémies de danse

Dans le compte-rendu de son observation concernant l’épidémie de danse de Madagascar, le Dr. Andrew Davidson fait remarquer que, quelles que soit l’époque, l’ethnie ou le pays où se produisent les manies dansantes, les « malades » souffrent toujours de la même combinaison de symptômes. Il en conclut qu’une pathologie sous-tend ce phénomène. Mais quelle pourrait bien être cette pathologie?

Les chercheurs modernes qui se penchent sur la question optent généralement pour une des deux hypothèses suivantes:

  • soit que les danseurs étaient atteint d’une hystérie collective, 
  • soit qu’ils étaient empoisonnés par l’ergot, un champignon qui peut être présent dans la farine de seigle.

Il existe aussi une troisième hypothèse, rarement approfondie par les chercheurs: les danseurs recherchaient la guérison à l’aide d’un état altéré de conscience.

Examinons en détail ces trois hypothèses:

1ère hypothèse: L'hystérie collective

L’hystérie collective est un phénomène étrange où plusieurs individus d’un groupe présentent les mêmes symptômes physiques, sans qu’il y ait de cause organique. Par cause organique, on entend une bactérie, un virus ou une substance toxique.

Même si la cause est imaginaire, les personnes touchées présentent réellement des symptômes corporels. Ceux-ci peuvent varier grandement d’une épidémie à l’autre. Par exemple, on a vu des hystéries collectives où les personnes atteintes se sont mises à trembler sans pouvoir se contrôler. En 1491 en France, plusieurs religieuses d’un couvent tombaient en état de crise et se mettaient à japper sans pouvoir s’arrêter. En 2006 au Portugal, plusieurs adolescents ont souffert d’éruptions cutanées, de vertiges et de difficultés respiratoires à cause d’une hystérie collective.

L’hystérie collective se propage rapidement d’une personne à l’autre, beaucoup plus vite que ne le ferait une infection bactérienne. La seule source d’infection est la suggestion émotionelle. Le fait de voir ou d’entendre un « malade » suffit.

Les épidémies de danse présentent donc beaucoup de caractéristiques propres aux hystéries collectives; par exemple, plus de femmes que d’hommes en sont atteintes. Et les « victimes » sont sensibles à une rechute. 

Pour en savoir plus sur les hystéries collectives, cliquez ici pour lire mon article sur le sujet.

Anxiété et hystérie collective

Habituellement, un groupe touché par une hystérie collective est atteint d’une forte anxiété avant même que l’hystérie ne se déclenche, anxiété considérée comme une des causes du phénomène.

Ce constat est vrai aussi pour les épidémies de danse. En 1374, les villes près du Rhin touchées par cette affliction venaient de connaître une terrible inondation. En 1418, la ville de Strasbourg fut touché par une manie dansante juste après qu’une partie de la population, ayant jeûné pendant des jours, souffrait d’épuisement. Toujours à Strasbourg, mais en 1518 cette fois, de mauvaises récoltes entrainèrent la famine, et la population souffrit d’une épidémie de plusieurs maladies avant que la manie dansante ne les atteigne. 

Le Dr Andrew Davidson, qui a observé par lui-même l’épidémie de danse de Madagascar en 1863, explique que ces manies dansantes sont seulement possible si les gens sont dans un état de fébrilité religieuse et sociale. Justement, en 1863, le peuple de Madagascar traversait des changements socio-politiques majeurs, et cette épidémie de danse fut la plus importante de leur histoire.  

Des répulsions bien spécifiques

Les manifestations physiques présentes chez les victimes d’hystérie collective sont influencées par la culture et les croyances du groupe.

Cet aspect semble aussi être présent dans les cas de manie dansante. Une des caractéristiques étranges de ce phénomène, est la répulsion des danseurs pour certaines couleurs ou certains objets. Ainsi, en Europe en 1374, les « malades dansants » avaient une répulsion pour les souliers pointus et la couleur rouge. À Madagascar en 1863, les danseurs ne pouvaient tolérer les chapeaux, les cochons et la couleur noire. En Italie, les victimes du tarentisme avaient en horreur la couleur noire.

La vue de ces objets ou de cette couleurs pouvait plonger les danseurs dans une rage violente, ou encore leur donner des convulsions.

Il semblerait que ces répulsions soient d’origine culturelle et sociale. Par exemple, l’épisode de Madagascar en 1863 coïncidait avec l’arrivée dans le pays d’investisseurs européens. Ces étrangers, qui venaient bouleverser l’ordre établi, portaient souvent des chapeaux, alors que les Malgaches en portaient rarement. 

2ème hypothèse: L'empoisonnement à l'ergot

Dans l’Europe médiévale, il était courant de manger du pain ou de la bouillie faits avec de la farine de seigle. La consommation du seigle comportait toutefois un risque: en effet, le seigle peut être porteur d’un parasite appelé « ergot » (claviceps purpurea), et son ingestion peut entraîner chez l’humain une intoxication appelée « ergotisme ». Si l’ergot est moulu avec le seigle, la farine devient contaminée. 

Les épidémies d’ergotismes n’étaient pas rares dans l’Europe médiévale. En Belgique, l’église Sainte-Geneviève d’Oplinter recevait tellement de pélerins venus espérer une guérison de leur ergotisme, que les autorités ont dû construire un hospice adjacent à l’église, pour prendre soin de tous ces malades. 

L’ergotisme peut provoquer des symptômes étranges, comme des convulsions et des hallucinations. Cette maladie pourrait-elle expliquer les épisodes de manie dansante?

L'ergot, parasite du seigle

Au printemps, les spores de l’ergot germent sur le seigle, et un sclérote se développe. Vers la fin de l’été, le sclérote est mûr et lourd. Il se détache alors du seigle et tombe. Une récolte du seigle qui se produit à la fin de l’été  devrait donc contenir peu d’ergot, puisque celui-ci est tombé par terre. S’il en reste encore sur les épis de seigle lors de la moisson, ils peuvent facilement être repérés et éliminés lors du triage du grain à cause de leur aspect noirâtre.

De plus, les propriétés toxiques de l’ergot s’atténuent dans les mois suivants sa mâturité. Ainsi, du seigle stocké pendant plusieurs mois représentent moins de risque d’intoxication.

Donc, une moisson normale de seigle qui se produit à la fin de l’été, et qui est emmagasinée pendant plusieurs mois, représentait un faible risque d’ergotisme pour la population de l’Europe médiévale.

Ergot sur un épi de seigle
Photo: Kasper Malmberg, Wikimedia Commons

On peut en déduire que les épidémies d’ergotisme se produisaient essentiellement dans un contexte de famine et de crise climatique. Des inondations pouvaient détruire des champs et pousser la population à épuiser la réserve de nourriture. Ensuite, la faim poussait les gens à récolter le seigle trop tôt, avant que les ergots ne se soient détachés des épis de seigle, et à consommer rapidement la farine produite. 

Les épisodes de manie dansante se produisaient souvent suite à une catastrophe: inondation, famine, ou mauvaises récoltes. Peut-on en déduire que l’ergotisme pourrait expliquer ces épidémies de danse?

Deux formes d'ergotisme

Pour pouvoir répondre à cette question, il est important de comprendre qu’il existe deux formes de la maladie, avec des symptômes différents:

L’ergotisme gangréneux

Si quelqu’un est atteint de cette forme d’ergotisme, il est torturé par une douleur décrite comme une sensation de brûlure. Il voit ses extrémités devenir noires et pourrir. On appelle cette forme d’ergotisme « le feu de Saint-Antoine », et on surnomme ces malades des « ardents », en référence à la sensation de brûlure.

L’ergotisme convulsif

Si une personne est atteinte par cette autre forme d’ergotisme, elle est frappée de convulsions et de contractions musculaires, tout en souffrant d’hallucinations et de moments d’hébétude. Les épisodes de manie dansante rappellent les symptômes de cette forme d’ergotisme.

Distribution géographique des deux formes d’ergotisme

L’historienne Virginie Coumans explique la distribution géographique des deux formes de la maladie: 

« L’ergotisme gangreneux et l’ergotisme convulsif semblent avoir eu une diffusion géographique distincte. Selon qu’il se déclare à l’est ou à l’ouest d’une limite qui correspond plus ou moins à la vallée du Rhin, l’ergotisme semble adopter une forme différente. Gangreneux essentiellement dans les territoires aujourd’hui belges et français, sa forme convulsive se cantonnerait aux pays germaniques et slaves (…) A ce jour, les scientifiques n’ont pas encore pu élucider la nature du processus qui provoque l’apparition d’une forme plutôt que de l’autre. » (6)

Est-ce que cette zone géographique correspond aux régions d’Europe qui ont été frappées par des épidémies de danse au Moyen-Âge? Voyons cela en détail sur la carte suivante:

On peut voir sur cette carte représentant les grands centres des épidémies de danse du Moyen-Âge, que ce phénomène avait tendance à frapper les villes proches du Rhin, ou un peu vers l’Est. Il est possible, donc, que ces malades aient souffert d’ergotisme convulsif.

Controverse

Bien que l’hypothèse de l’ergotisme ait été retenue par un bon nombre de chercheurs pour expliquer les manies dansantes, les auteurs récents semblent délaisser cette idée, la jugeant impossible. Ainsi, John Waller, qui a écrit deux livres et plusieurs articles sur les manies dansantes, rejette l’hypothèse de l’ergotisme en disant que les malades n’auraient pas pu danser parce que leurs membres étaient gangrenés. Waller semble donc ignorer qu’il existe deux sortes d’ergotisme, et que celui qui cause les convulsions n’affectait pas les mêmes villes que celui qui cause la gangrène. 

Toutefois, l’ergotisme à lui seul ne semble pas pouvoir expliquer tous les symptômes qu’expérimentaient les « malades dansants », par exemple, la contagion de la maladie par simple suggestion.

3ème hypothèse: Guérison à l'aide d'un état altéré de conscience provoqué par la danse

Puisqu’il devient évident, avec la science moderne, que le venin de l’araignée « Lycosa tarantula » est innofensif pour l’humain, on peut se demander ce que guérissait, au juste, le tarentisme… 

Les nombreuses descriptions du tarentisme faites par des autorités de l’époque, mentionnent souvent la torpeur du malade avant que la musique ne joue. Et lorsqu’il avait dansé avec fébrilité pendant des heures, il arrivait que le malade retombe dans cet état d’apathie. 

Des récits semblables ont été rapportés dans les descriptions d’épisodes de manies dansantes. La maladie commençait souvent par des convulsions, de la difficulté à respirer, et de la dépression mentale. Après la dépression venait l’agitation, le besoin de bouger, l’irrésistible appel de la danse. 

Et après avoir dansé pendant des heures, certains tombaient par terre, l’écume à la bouche, et restaient ainsi, inertes, jusqu’à ce que la force leur revienne. Ils se relevaient alors pour continuer à danser. 

Les première images de ce reportage montrent une personne en état de torpeur, qui, portée par deux hommes, est conduite à l’intérieur. Cette personne utlise le tarentisme pour tenter de se guérir.

Extrait de: Un ritmo per l’anima – tarantismo e terapi naturali
par Giuliano Capani

Francesco Cancellieri, dans son traité sur le tarentisme, mentionne aussi l’aspect noirâtre que prenaient certains parties du corps du malade. Il décrit un épisode de tarentisme en ces termes: « (…) et nous avons trouvé le pauvre paysan suffoquant, ayant de la difficulté à respirer, et nous avons observé que son visage et ses mains devenaient noirâtres. Et puisque cette maladie était connue de tous, quelqu’un apporta une guitare, dont l’harmonie, dès qu’elle fut entendue, fit d’abord bouger les pieds, les jambes par la suite. Il se tenait sur les genoux. Peu après, par intervale, il se leva en se balaçant. Finalement, en un quart d’heure, il faisait des sauts de plus de 20 cm du sol. Soupirant, mais avec tellement d’élan qu’il terrorisait les témoins, et au bout d’une heure, le noir était parti de ses mains et de son visage, et il avait retrouvé sa couleur originale. » (11)

Le tarentisme, outil de guérison

Plus récemment, des anthropologues ont comparé le tarentisme à la thérapie bioénergétique. Selon eux, le venin de l’araignée n’était qu’une excuse pour performer cette danse. L’araignée étant une métaphore qui se réfère au venin intérieur, aux blocages, à ce qui empêche son énergie psychique et corporelle de circuler librement.

Peut-on considérer les mêmes conclusions pour les manies dansantes? Ces épisodes de danses non-contrôlées étaient-elles thérapeutiques pour les danseurs? 

Transe

Mais il y a plus. L’historien John Waller, qui a étudié le phénomène des manies dansantes, croit que cette danse provoquait un état altéré de conscience, ce qui permettait aux danseurs de mieux endurer les douleurs et l’épuisement. 

On dit que lors des épisodes de danses médiévaux, ceux qui dansaient depuis un bon moment semblaient entrer dans une sorte de transe. On raconte aussi que les femmes qui dansaient chaque année à la chapelle dédiée à Saint-Guy, dansaient jours et nuits jusqu’à ce qu’elles tombent en extase.

Danse sacrée thérapeutique

Ce phénomène ne serait pas une première. De nombreux peuples à travers le monde ont, dans leurs traditions, une danse sacrée provoquant un état altéré de conscience chez les danseurs. Cet état de transe est atteint par une combinaison de mouvements du corps, de respirations rythmés, et parfois de drogues hallucinogènes. Des mouvements très accentués de la tête, comme ceux qui ont été observés lors de l’épidémie de danse de Madagascar, seraient particulièrement efficaces pour induire cet état altéré de conscience.

Le but de cette danse sacrée est thérapeutique: « l’état d’hystérie, en coupant brutalement les individus de la vie quotidienne, est susceptible, croit-on, d’abattre leurs barrières émotionnelles et leur faire dépasser les limites de leurs forces physiques. Après être ainsi sortis d’eux-même, ils peuvent recouvrer la santé. » (1)

La différence fondamentale entre ces danses sacrées traditionelles et les manies dansantes, c’est que les malades dansants du Moyen-Âge ne désiraient pas participer à la danse, celle-ci leur étant imposée par une force que l’on ne comprend pas encore.

La cérémonie de N’Doep, au Sénégal, a pour but d’induire une transe au cours de laquelle sera révélée le nom du « rab », l’esprit ancestral qui tourmente la personne malade, afin de la guérir.

Projet MarNostrum – Carla Zickfeld & Stefan Karkow

Visions

Parfois, lors de danses sancrées traditionelles, le danseur en état de transe est pris de visions.

Encore là, il y a ressemblance avec les épisodes de manie dansante, au cours desquels certains danseurs avaient des visions. À Madagascar en 1863, certains « malades » affirmaient avoir reçu un message d’un monarque décédé. Durant l’épidémie de 1374 qui a atteint plusieurs pays d’Europe, des témoins ont expliqué que certains danseurs, pris par la folie, étaient hantés par des visions d’esprits, de paradis et de Vierge Marie. Les danseurs disaient aussi avoir l’impression « de se noyer dans une mer de sang », ce qui les portait à sauter si haut. (15)

Ronde

La danse rotative, accompagnée du rythme prenant de chants ou de percussions, est une autre technique utilisée lors de certaines danses sacrées pour induire l’état modifié de conscience chez les danseurs.

Chez les autochtones d’Amérique du Nord, la Danse des Esprits est une danse sacrée où les participants dansent pendant plusieurs jours en formant une ronde. Le but de cette danse est de provoquer une transe chez les danseurs, qui ont ensuite des visions. 

Dans un ouvrage sur les manies dansantes, Justus Hecker, un médecin allemand du 19ème siècle, décrit ainsi l’épidémie de danse de 1374: les danseurs faisaient une ronde, dansant en se tenant la main pendant des heures, jusqu’à tomber par terre d’épuisement.

"Danse des Esprits" chez les autochtones d'Amérique du Nord
"Danse des Esprits" chez les autochtones d'Amérique du Nord

Un regard différent sur les manies dansantes

Serait-il donc possible que les folies dansantes du Moyen-Âge aient été un outil thérapeutique, une façon de briser des barrières intérieures et d’obtenir des visions lorsque les temps étaient durs? L’ergotisme, inducteur d’hallucinations, jouait-il alors le même rôle que les drogues hallucinogènes utilisées lors de certaines danses sacrées? Les mouvements involontaires des muscles, provoqués par l’ergotisme, entamaient-ils le début d’une danse aux possibilités thérapeutiques?

Les états de léthargie vécus par les malades de la manie dansante ou du tarentisme, sont aujourd’hui traitée par la psychiatrie, ou encore la psychothérapie. Mais ces méthodes modernes ont-elles l’efficacité des danses d’autrefois pour faire tomber les blocages intérieurs? 

Références

  1. « Les hystéries religieuses », Inexpliqué, no 45, pp.892-895. 
  2. Davidson, Andrew.- Choreamania: An Account of an Epidemy Observed in Madagascar in 1863.- Janus – Nederlandsche Vereeniging voor Geschiedenis der Genees -, Natuur – en Wiskunde – Revue internationale de l’histoire des sciences, de la médecine, de la pharmacie et de la technique, 1900, pp. 463-470.
  3. Waller, John.- A forgotten plague: making sense of dancing mania.- Perspectives, The Art of Medicine, vol 373, no 9664, Février 21, 2009, pp.624-625.
  4. Di Mitri, Gino L.- Les Lumières de la transe. Approche historique du tarentisme.- Cahiers d’ethnomusicologie, OpenEdition Journals, 2006, pp. 117-137.
  5. Pennant-Rea, Ned.- The Dancing Plague of 1518.- Domaine public, 2018
  6. Coumans Virginie.- Notes sur l’ergotisme en Brabant au Moyen Âge, particulièrement à Oplinter.- In: Revue belge de philologie
    et d’histoire, tome 80, fasc. 4, 2002. Histoire medievale, moderne et contemporaine – Middeleeuwse. moderne en
    hedendaagse geschiedenis. pp. 1125-1141;
  7. June 24, 1374: The Dancing Plague Strikes Europe, Knappily
  8. Strasbourg célèbre et se penche sur l’étrange épidémie de danse de 1518, Rue 89 Strasbourg
  9. Manie dansante, Wikipedia fr
  10. Dancing mania, Wikipedia
  11. Tarantism, Wikipedia
  12. Transe, Wikipedia fr
  13. Genèse de la rave : L’ancienne épidémie de manie dansante, GuruMed
  14. St. John’s Dance, Europeana
  15. Hecker, Justus Friedrich Karl.- The Black Death and The Dancing Mania.- Berlin, 1832, Domaine public

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *